Palestine : quelle solidarité syndicale internationale ?
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L’objet de ce texte [1] n’est pas de livrer une analyse de la situation en Palestine. Une multitude de documents circule à ce sujet. Les quelques réflexions ici proposées n’ont d’autre ambition que de suggérer ce que pourrait être la solidarité syndicale internationaliste, c’est-à-dire quelque chose qui ait pour objectif de répondre aux besoins et aux demandes de celles et ceux qui sont sur place, plutôt que de s’empailler sur les mots qui sont ou ne sont pas dans un texte, voire sur l’ordre des dits mots ; ceci, dans des textes qui ont pour point commun de ne rien changer, malheureusement, à la situation sur place.
Une fois dit cela, il est sans doute nécessaire de préciser qu’il ne s’agit pas là de naïveté. Bien entendu que les divergences autour de l’utilisation et de la place de mots comme « condamnation/horreur/massacre », « terroriste », « crimes de guerre », « génocide », « colonisation », « apartheid » et quelques autres ne sont pas anodins. La question est de savoir ce qu’on veut faire. S’il s’agit d’essayer d’organiser des actions de solidarité internationaliste sur une base de classe, antiraciste, anticolonial, antifasciste, alors quelques considérations assez simples devraient suffire à voir quel cadre commun est possible ; et par conséquent, quelles alliances demeurent impossibles et lesquelles sont nécessaires.
La situation en Palestine est la conséquence du colonialisme mis en œuvre par « les puissances occidentales » [2]. C’est aussi le soutien de celles-ci, en premier lieu des États-Unis bien sûr, qui permet depuis des années la politique coloniale de l’État israélien, les occupations de territoire, y compris des « territoires palestiniens », expression compréhensible mais tendancieuse puisque laissant penser que les autres parties ne sont pas la Palestine. Je ne m’étends pas sur l’horreur de ce que vivent les populations palestiniennes depuis des dizaines d’années. Je me permets de renvoyer à quelques documents de l’Union syndicale Solidaires : un numéro du bulletin international (récent mais écrit avant octobre 2023) et la revue internationale de 2020, consacrée à ce sujet. Bien entendu, de très nombreux autres documents pourraient être signalés. Précision : ne pas en dire plus sur la situation des Palestiniens et Palestiniennes dans ce court article ne revient pas à considérer que là n’est pas l’essentiel. C’est simplement ne pas vouloir récrire plus mal ce qui a déjà été décrit fort justement par bien d’autres ; c’est aussi éviter, en voulant faire court, de minorer les oppressions, les expulsions, les humiliations, la violence, l’arbitraire, les arrestations, les destructions, les morts…
Les massacres organisés par l’État israélien depuis octobre sont inqualifiables. Ils se situent dans la suite de bien d’autres crimes perpétrés par l’État colonisateur, son armée, sa police, ses supporters d’extrême droite. Cela concerne Gaza, bien entendu, mais aussi la Cisjordanie où l’État israélien réprime, séquestre, attaque et tue également ; et où il a délibérément organisé la colonisation dans l’objectif de rendre impossible tout État palestinien. Ces massacres viennent après un autre, celui organisé par le Hamas, le 7 octobre. Ils sont d’une échelle bien plus importante, ce qui ne justifie nullement le précédent. Pas plus que de dire que l’État israélien, ou du moins une partie de ses responsables, n’est pas exempt de responsabilités sur ce qui s’est passé le 7 octobre.
Le Hamas n’est pas un mouvement émancipateur. Le réaffirmer, ce n’est pas affaiblir la résistance palestinienne. D’abord, parce que ce que nous disons ou écrivons ici n’a guère de portée sur ce qui est vécu sur place, d’autre part parce que le soutien « inconditionnel » mal compris est une absurdité. Utiliser l’expression « soutien inconditionnel » au sens de « quoi que vous fassiez », c’est reproduire les tragiques erreurs commises par une partie du mouvement ouvrier, notamment au fil du 20e siècle. Se réserver le droit de critiquer, de douter, de discuter, ne signifie pas réduire son soutien ; cela peut y conduire, en toute connaissance de cause, mais ce n’est pas l’objet premier. L’argument selon lequel ce n’est pas à nous de décider de la forme et des moyens de résistance n’est pas recevable : avant tout parce qu’il ne s’agit justement pas d’en décider, mais d’avoir, le cas échéant, un avis sur la perspective émancipatrice ou non qui s’en dégage. Le différent n’est pas nouveau : au nom de la lutte contre le capitalisme, tout un courant du mouvement ouvrier a refusé, dénoncé et même combattu les critiques envers le régime totalitaire en URSS ; d’autres ont soutenu les massacres du régime de Pol Pot au Cambodge, car ils devaient conduire à un avenir radieux… pour autant, oui la destruction du régime tsariste en Russie était une bonne chose, oui la fin de l’impérialisme en Asie l’était aussi.
La situation actuelle oblige à se reposer la question de ce que devrait et pourrait être une action syndicale internationaliste dans cette région du monde. On ne part pas de rien. Tout comme lors de l’invasion du territoire ukrainien par l’armée russe, nous nous sommes appuyé ?es sur l’expérience des convois syndicaux vers la Bosnie ou la Tchétchénie, dans le cas de la Palestine nombre d’actions syndicales solidaires existent : les délégations sur place, les témoignages de syndicalistes de Palestine lors de rencontres internationales ou de congrès, les soutiens financiers à des projets concrets à Gaza ou en Cisjordanie, les flottilles de la liberté, la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions, les contacts avec quelques collectifs israéliens aussi. À partir de cela, on pourrait dégager quelques pistes pour le travail syndical :
- Tout d’abord, bien évidemment, reprendre contact avec les syndicalistes sur place ; comme ailleurs, nous privilégions les syndicalistes indépendant ?es des pouvoirs en place, de lutte, etc. Le Réseau syndical international de solidarité et de luttes essaie de maintenir les contacts avec le syndicat des postiers (PPSWU), la Fédération générale des syndicats indépendants de Palestine (GFIU), la Nouvelle fédération des syndicats de Palestine (New fédération). C’est à nos camarades que nous devons nous adresser en premier lieu pour connaître leurs demandes, leurs besoins, pour leur donner un accès direct aux travailleuses et travailleurs des autres pays dans le monde.
- Pour autant, nous prenons en compte les réalités locales : en l’occurrence, l’appel unitaire de nombreuses forces syndicales palestiniennes, daté de mi-octobre, ne peut être ignoré, ce qui n’oblige pas à tirer un trait sur la complaisance de certaines organisations vis-à-vis de l’Autorité palestinienne. Les demandes sont orientées vers l’expression d’un refus de la fabrication et du transport d’armes vers Israël, mais ils demandent aussi « des mesures contre les entreprises complices qui participent à la mise en œuvre du siège brutal et illégal d’Israël ».
- Ce dernier point permet un lien direct avec la campagne de Boycott, Désinvestissement, Sanctions, lancée par de nombreuses organisations palestiniennes en… 2005. Plus que jamais, c’est un cadre d’action décisif. Plusieurs entreprises françaises ont fait l’objet de campagnes visant à ce qu’elles cessent leurs investissements complices de l’occupation israélienne et de sa politique d’apartheid. Vu l’attitude de Carrefour qui refuse toute mesure en ce sens et s’enrichit même de ventes dans les colonies illégales en Cisjordanie occupée, cela pourrait être la cible d’une campagne de masse, assumée par le mouvement syndical, un peu comme la campagne de boycott des oranges Outspan fut un symbole de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, à compter des années 1970.
- Pour les organisations qui ne l’ont pas encore fait, rompre toute relation avec la Histradout, confédération syndicale israélienne qui est un rouage du système colonial et d’apartheid, devrait être une évidence ; comme son exclusion de la Confédération syndicale internationale (CSI).
- Les liens avec ce qu’on nommait « le camp de la paix » en Israël, c’est-à-dire les quelques associations, groupes, courants refusant le colonialisme et l’apartheid doivent être maintenus.
Le mouvement syndical et les organisations progressistes et/ou révolutionnaires réclament un cessez-le-feu en Palestine. C’est la reprise d’un mot d’ordre de la résistance palestinienne. Mais on ne peut s’empêcher de dire que le cessez-le-feu, s’il est nécessaire et urgent au vu des massacres perpétrés à Gaza, ne résout pas les questions politiques et humaines de fond : l’occupation des territoires, l’apartheid, les violences et discriminations quotidiennes, etc. Le parallèle est saisissant avec l’Ukraine : la résistance syndicale et populaire ukrainienne ne saurait se satisfaire d’un cessez-le-feu qui entérinerait l’occupation du territoire par les forces armées du régime de Poutine !
Comme toujours, notre action syndicale internationale doit être ancrée dans notre quotidien, dans l’affrontement de classe là où nous nous trouvons. De ce point de vue, les gravissimes attaques à la liberté de manifestation et d’expression ne pouvaient rester sans réponse. Si les cadres unitaires ont été quelque peu fluctuants, alors qu’il semblait s’en être créé un à l’occasion des manifestations contre les violences policières cet été, on peut noter que le syndicalisme a pris sa place dans ce combat… qui n’est pas fini, loin de là. À l’heure où sont écrites ces lignes, l’expulsion de Mariam Abu Daqqa le démontre. C’est un acte effroyable que l’État français a commis.
Puisque la question de l’antisémitisme est présente dans les discussions relatives au sujet ici traité, disons, redisons que ce point n’est pas discutable. Aucune concession ne peut être faite sur le sujet. Pour autant, nous refusons que des actes antisémites soient utilisés pour effacer le crime en cours à Gaza. La confusion entretenue par certains courants politiques entre antisémitisme et rejet de la politique criminelle de l’État israélien est inacceptable. L’antisémitisme au prétexte de soutien aux Palestiniens et Palestiniennes n’est pas plus tolérable. Nous agissons de façon pratique contre le racisme sous toutes ses formes dans nos entreprises, dans nos formations syndicales, nous n’avons de cesse de combattre ceux et celles qui sont effectivement racistes, ceux et celles qui couvrent leurs pratiques. Et, faut-il le préciser, cela ne peut se faire avec l’extrême droite, avec les fascistes, avec les racistes, avec les antisémites, avec les suprématistes, avec les fondamentalistes religieux.
Un dernier mot, à propos de la guerre. On peut comprendre les discussions sur certains termes dans la mesure où leur utilisation ou non a des conséquences sur ce qui est envisageable en matière de droit pénal international. Mais dans bien des cas, ce n’est pas ce qui est en jeu dans les échanges ou invectives qui inondent les milieux militants. Pourtant, à quoi cela rime-t-il de contester qu’il y ait des crimes commis lorsqu’il y a la guerre ? Quel sens cela a de discuter un niveau d’acceptabilité de tueries incluant des enfants ? Et même lorsque ce ne sont pas des enfants, ne peut-on s’entendre sur le fait que la défense des vies humaines est préférable aux dynamiques de mort ? Évidemment, cela devrait amener à traiter, en profondeur, dans la durée et au sein de nos organisations syndicales (pas seulement !) des questions de désarmement, de production d’armes, de reconversion des usines d’armement, de non-violence active, de désobéissance civile, de démocratisation de la sécurité collective, etc.
[1] Paru dans le numéro 823 de la revue La Révolution prolétarienne.
[2] Rappelons qu’au début du 20e siècle, c’était aussi, pour l’Angleterre, un projet (Balfour) pour se débarrasser de « ses » juifs ; et, après la Seconde Guerre mondiale, ce fut le refus, par les pays occidentaux, d’accueillir les réfugié ?es juifs rescapé ?es des camps et donc le partage de la Palestine, avec le soutien de l’URSS.