Pour un organizing syndicaliste

Publié le par Baptiste

Comment renforcer nos organisations syndicales ? Comment réussir à enfin inverser la courbe du nombre d’adhérent·es, en baisse plusieurs dizaines d’années ? Comment, surtout, regagner des militant·es, capables de faire vivre un syndicalisme combatif ? L’expérience de ces dernières années montre que la posture attentiste ne suffit pas : les salarié·es ne viennent pas (plus ?) spontanément à nous pour prendre leur carte et militer. À nous, donc, de faire un effort volontariste pour aller à leur rencontre. C’est justement ce que portent les initiatives d’organizing ou de développement syndical.

Partons de ce qui se fait aujourd’hui : les syndicats de lutte lancent régulièrement des campagnes de syndicalisation. Derrière cette expression, se cache le plus souvent la production de matériel (affiches, tracts, carte de contact…) [1]. Ce matériel est accompagné d’une série d’« actions de déploiement » : tractages, stands, conférence de presse… autant d’actions symboliques mais ponctuelles, qui sont l’occasion de distribuer ce matériel… et, si on a de la chance, de faire une, voire quelques adhésions. Ce constat peut sembler dur, mais il n’en est pas moins réaliste… et partagé. Une journaliste observait ainsi qu’à la CGT, on fait comme si « les adhérents allaient affluer d’eux-mêmes. [On] oublie au passage qu’il a toujours fallu aller les chercher. […] La CGT ne cesse d’afficher une priorité à la syndicalisation. Mais elle en reste aux incantations » [2]. La secrétaire confédérale en charge de la syndicalisation observait elle-même en 2017 que « dans nombre de nos organisations, cette question est peu ou pas abordée, comme si on se satisfaisait de notre faible taux de syndicalisation, ou comme si on avait intégré les difficultés comme étant indépassables ». Résultat : le besoin d’une action plus déterminée est régulièrement réaffirmée, et de longue date : pour ne prendre que deux exemples récents, il faut lancer une « campagne nationale de syndicalisation » [3], « avoir une démarche volontariste et décomplexée de syndicalisation » [4], etc.

Alors, pourquoi est-ce que ça ne prend pas ? Parce qu’il y a syndicalisation et syndicalisation. Pour que ça fonctionne, il faut s’en donner les moyens, au-delà de la com’ et des effets d’annonce. Il faut en faire une priorité pour l’ensemble des structures, une priorité de toute la confédération (ou de toute l’union pour Solidaires), avec un groupe de militant·es chargé de coordonner et d’impulser l’action sur le sujet, et dédié exclusivement et sur plusieurs années au suivi de la démarche. C’est une condition nécessaire de réussite : le one-shot, l’initiative d’un jour, le déploiement avec conférence de presse, ça donne des photos, pas des militant·es. Il faut travailler dans la durée, et former des équipes avec une méthodologie commune, UD (Union départementale) après UD, profession après profession. Et donc se donner une méthode souple – car en la matière il n’y a pas de recette magique – mais unifiée, pour éviter que tout le monde doive bricoler ses petits trucs dans son coin : comment faire un plan de travail, définir des priorités pour éviter de se disperser, parler aux salarié·es, prendre des contacts, revenir régulièrement pour construire un lien de confiance, former les personnes rencontrées pour aller au-delà de la simple adhésion et faire comprendre que la force des travailleur·es ne réside pas ailleurs qu’en eux-même – et à ce sujet il faudra impérativement ouvrir une réflexion et aboutir à des mesures rapides sur le contenu de la formation du corps militant, autrement dit de toutes celles et ceux qui ont des mandats quels qu’ils soient (d’entreprise ou interpro), car pour assurer un renforcement pérenne des adhésions, il faut prendre soin des militant·es et leur donner les moyens d’agir. Tout cela vise à faire de la section syndicale un lieu d’impulsion des luttes, obtenir de premières victoires et signer des accords gagnants pour les salarié·es, amener les grévistes à partager leur démarche avec d’autres salarié·es, tirer des bilans régulièrement… La syndicalisation est indissociable des conflits au travail : syndiquer pour faire plus de cartes, ça ne mène pas bien loin (la CFDT a salarié des centaines de développeurs, avec un vrai effet en terme d’adhésion et d’audience, mais pas en termes de combativité), par contre aller voir les gens avec un objectif revendicatif et les amener à prendre toute leur part dans une lutte constitue la meilleure formation qui soit.

Tout ça peut sembler bien éloigné du syndicalisme majoritairement pratiqué aujourd’hui, y compris dans les syndicats de luttes, et pourtant il n’y a là rien de bien nouveau. Le syndicalisme majoritaire des grandes forteresses ouvrières impliquait lui aussi d’aller au contact des salarié·es, de construire des revendications à partir du quotidien, d’aller à la pêche aux adhésions… (voir l’exemple de ce boulot à la Rhodiacéta) Et les archives sont pleines de ces militant·es, secrétaires de leur structure qui consacrent une part importante de leur activité à animer des réunions auprès de non-syndiqué·es, à appuyer des grèves, et à sillonner le territoire pour développer de nouveaux syndicats. Mais plus récemment aussi, des tentatives ont été faites, et tout ce qu’il y avait à dire sur le sujet a été dit, ou presque (lire en particulier l’interview d’un ex-responsable confédéral à la syndicalisation)… ne manque que le passage à l’action et la généralisation de la démarche [5].

On rétorquera : mais qui va s’en charger, alors que nombre d’UD sont exsangues et n’ont même pas de secrétaire à l’orga ? Eh bien oui, ça demande de l’argent et des moyens syndicaux… mais entre les sommes mal utilisées et celles qui dorment ici et là (dans certaines fédérations ou unions régionales, par exemple), ce n’est pas un problème financier, mais un problème politique, un problème de volonté confédérale (au sens de toutes les structures qui composent la confédération). Et sans doute qu’il sera plus facile de redonner des moyens aux structures interpro dans le cadre d’un travail commun donné, porté par l’ensemble de la confédération, plutôt que de simplement réclamer des moyens tout court. Il faudra y ajouter des pôles juridiques efficaces, avec pourquoi pas des juristes salarié·es dans les structures territoriales, pour appuyer et répondre rapidement aux questions des nombreux·es salarié·es qui seront rencontré·es par le travail de développement. Et parce que pour aller à la rencontre des salarié·es, quoi de mieux que de partir de leurs problématiques individuelles… ce à quoi donnent justement accès des permanences bien menées (par exemple en ciblant un secteur localement avec des revendications immédiates précises et gagnables, suite à la venue de plusieurs salarié·es de cette branche dans une Union locale pour un problème similaire). Un facteur clé réside ici dans le mille-feuille des structures actuelles, qui nécessite d’urgence une remise à plat pour dégager le temps et les moyens nécessaires à une campagne de syndicalisation conséquente, en évitant également la déperdition d’énergie actuelle causée par un fonctionnement en silo.

Tout ceci donnera lieu à une forme de cercle vertueux : un·e ou deux militant·e avec une décharge partielle (un ou deux mi-temps semble le minimum) dans une UD arriveront rapidement à créer un collectif investi sur la question de la syndicalisation, car c’est un domaine enthousiasmant, où l’on mesure les effets de son action (en nombre de cartes, de nouvelles implantations, de luttes…) et où l’on voit l’organisation se renforcer sous nos yeux. De quoi attirer et impliquer les bonnes volontés désireuses de « faire quelque-chose », de les former et d’en faire à leur tour des « organisateurs » et « organisatrices » syndical·es, que ce soit des jeunes politisé·es en mal de perspectives concrètes, ou de salarié·es qui se découvrent syndicalistes à l’occasion d’une lutte. Car il ne faut pas s’imaginer que le redressement du syndicalisme pourra être porté par une armée de permanent·es, capables de couvrir tout le salariat : aussi nombreux·es qu’on puisse l’imaginer, ils et elles ne le seront jamais assez pour espérer agir auprès des millions de salarié·es qu’il faudrait toucher. Il faut plutôt tabler sur une forme d’organisation de proche en proche, rapidement appropriée par des séries de nouveaux et de nouvelles adhérent·es, désireux·es de prendre leur travail en main et de s’organiser contre leur patron, certes en bénéficiant de l’aide, de la formation et des conseils de militant·es plus expérimenté·es, ainsi que d’un appui financier et juridique, mais en étant bien au cœur du fonctionnement militant, permettant ainsi de décupler la surface du syndicat. Ni monopole d’un petit groupe d’expert·es salarié·es, ni slogan creux répété à l’envie mais jamais concrétisé, la syndicalisation doit donc être l’affaire de tou·tes, tout le temps, et ne peut être rendue effective qu’en donnant le temps à des militant·es de s’y consacrer vraiment.

On a là une méthode originale d’organisation à développer et à expérimenter, qui s’inscrit résolument dans la tradition du syndicalisme de lutte de classes tout en s’inspirant des démarches d’organizing qui ont renouvelé en profondeur le syndicalisme aux États-Unis, sans tomber dans les travers du simple copier-coller [6]. Ajoutons que c’est justement ce genre de démarche, alliant volontarisme d’implantation et dynamique auto-organisée par les salarié·es, qui a permis le succès fulgurant de la dynamique de syndicalisation chez Starbuck, par exemple, malgré la répression acharnée opposée par l’entreprise.

Il va aussi falloir accepter de remplacer les objectifs clinquants et les promesses de résultat (autrefois le million d’adhérent·es, aujourd’hui 70 000 nouveaux syndiqué·es par ans) par des moyens effectifs, et une volonté de s’engager toutes et tous ensemble dans cette démarche. Mais n’est-ce pas cela, faire confédération ? Enclencher une démarche d’adhésions, de luttes et de victoires, venant à leur tour nourrir les adhésions – et ainsi de suite, jusqu’à reconfigurer ainsi radicalement le rapport de force actuel ?


[1Voir par exemple le tract 9 raisons de se syndiquer de la CGT, ou encore l’équivalence entre campagne de développement et matériel dans les résolutions du congrès de 2021 de Solidaires : « Notre union syndicale, en reprenant le modèle de matériel mis à disposition pour la campagne TPE, proposera une campagne de développement, en s’appuyant sur nos valeurs et nos revendications ».

[2Leïla de Comarmond, Les vingt ans qui ont changé la CGT, Denoël, 2013, p. 230.

[3Document d’orientation du 53e congrès de la CGT, avril 2023, p. 27.

[4Sophie Binet, « Mobilisation contre la réforme des retraites : analyse », Le Peuple, no 1779, décembre 2023, p. 65.

[5Il y a ici et là des impulsions en ce sens : Solidaires a organisé en juin 2023 une formation sur le sujet avec une militante de Labor Notes, la CGT a sa démarche de « reconquête électorale », qui malgré son nom est tout à fait dans cette philosophie (mais n’est malheureusement pas généralisée), et au moins une fédération (FERC : Enseignement, recherche, culture) a mené un travail spécifique avec des salarié·es sur le sport et l’éducation populaire, et la CNT-SO a des développeur·es salarié·es.

[6Qu’on pense aux déboires de la CNT-SO, qui a tenté un temps de déléguer à une structure extérieure sa démarche de syndicalisation, mais s’est retrouvée face à un organizing parfois trop peu syndical, fondé sur la mobilisation plutôt que sur l’organisation en profondeur des salarié·es : lire Saphia Doumenc, « Le renouvellement syndical en quête d’alternative : les ambivalences du recours à l’union organizing dans le secteur du nettoyage en France », La Revue de l’Ires, 109-1, 2023, p. 89-114.