Le travail du sexe ne sera pas émancipateur tant qu’il ne sera pas syndiqué

Publié le par Al Caudron pour Ashley Ryan

Nous traduisons ici un texte d’Ashley Ryan, initialement paru sur Organizing.work.
Travailleuse du sexe, elle s’oppose à l’idée que le travail du sexe tel qu’il existe actuellement est « émancipateur » [empowering en anglais]. Revenant sur les conditions d’exercice du travail du sexe qu’elle a connu, elle décrit le pouvoir que les clients s’arrogent en évaluant les travailleuses sur des plateformes en ligne ou encore la concurrence qui règne entre des travailleuses renvoyées au statut d’indépendantes. Ashley Ryan défend une action volontariste de syndicalisation des travailleur·euses du sexe, en sus de la décriminalisation de l’activité, seul moyen d’en améliorer les conditions de travail.

C’est une opinion impopulaire [ndt : dans certains milieux politiques particuliers], mais je ne crois pas que le travail du sexe permette aux femmes de s’émanciper. Oui, le travail du sexe est un travail. Un travail horrible. Je respecte les femmes qui l’effectuent et je veux qu’elles gagnent le plus d’argent possible tout en travaillant en sécurité. Mais je ne peux pas dire, en toute conscience, que le travail du sexe favorise l’émancipation. Il ne m’a pas permis de m’émanciper. Ce n’est pas parce que l’on peut gagner de l’argent en faisant quelque chose que cela nous "libère" automatiquement. Les travailleuses du sexe militantes dont c’est le slogan adoptent une vision absurde et petite-bourgeoise de ce qu’est l’émancipation. Être un entrepreneur indépendant ne signifie pas que l’on échappe à la logique du capitalisme.

Je regrette d’avoir adhéré à l’idéologie libérale selon laquelle le travail du sexe peut être une forme de résistance féministe. Certaines travailleuses du sexe considèrent que le travail du sexe est valorisant parce que les hommes leur disent qu’elles sont brillantes et attirantes et qu’ils apprécient leur compagnie. D’autres trouvent que le fait d’être leur propre patron leur donne du pouvoir. Elles se disent valorisées et heureuses d’être payées pour pour faire une activité qui leur plaît. Elles disent qu’au moins, le travail du sexe paye bien et qu’on est sa propre patronne.

Pendant les années où j’ai été travailleuse du sexe, j’ai travaillé avec près d’une centaine de femmes et pour la plupart d’entre elles, il ne s’agissait pas d’émancipation. Il s’agissait de mères célibataires qui essayaient de gagner assez d’argent pour pourvoir aux besoins de leurs enfants, ou pour acheter leur drogue. Je ne veux en aucun cas suggérer que ces femmes n’ont pas de libre arbitre ou qu’elles n’ont pas en partie choisi d’être travailleuses du sexe. Ce que je dis, c’est que j’ai entendu un paquet d’histoires de vie tragiques et que beaucoup (sinon la plupart) des femmes avec lesquelles j’ai travaillé n’auraient pas travaillé dans l’industrie du sexe si leur situation avait été différente.

Pour ma part, j’avais désespérément besoin d’argent et j’aimais l’attention. J’ai eu beaucoup de chance dans ma « carrière ». J’ai commencé par travailler dans des « spas » et je n’ai jamais eu à travailler dans la rue. Le premier spa où j’ai travaillé était horrible et violent. Mes plages de travail faisaient jusqu’à 48 heures, assise seule dans une pièce sombre avec l’interdiction de parler ou d’interagir avec les autres femmes qui travaillaient durant le même horaire que moi. Les propriétaires et les directeurs cherchaient en permanence à retenir une part toujours plus importante de mes revenus. À plusieurs reprises, ils m’ont infligé une « amende » de 200 dollars pour chaque tranche de cinq minutes de retard. De plus, je n’ai jamais reçu ma part des prestations que les hommes payaient par carte bleue. Un soir, j’ai gagné 800 dollars en débit et je n’en ai pas vu un centime (et j’étais sur le point d’être en retard pour le paiement du loyer, j’avais donc désespérément besoin d’argent). En outre, un vieil homme manifestement atteint de démence venait souvent au spa et choisissait l’une des femmes de l’équipe pour aller dans l’une des chambres. Il n’avait jamais d’argent, mais il revenait constamment. Dans ce spa, il fallait payer pour louer une chambre, même si au final on ne concluait pas d’accord avec le client. Donc si vous étiez choisie par cet homme qui n’avait pas d’argent, vous vous endettiez du montant de la location d’une chambre (qui coûtait 50 dollars de l’heure). Cet homme me tripotait, même après que je lui ai dit qu’il était hors de question que je couche avec lui pour 20 dollars. Toutes les femmes qui travaillaient dans ce spa suppliaient le directeur de ne plus le laisser entrer, mais il s’en fichait puisque ce manège ne nuisait pas à ses résultats. Enfin, lorsqu’il y avait vraiment peu de clientèle, je m’endettais par le simple fait de venir travailler puisque je devais louer une place au sein du spa , que j’aie ou non des clients pendant mon service.

Le deuxième spa où j’ai travaillé était mieux, mais toujours aussi merdique. La propriétaire nous encourageait à proposer des rapports sexuels non protégés moyennant un supplément. Comme j’aimais bien la plupart de mes collègues, j’aimais bien aller au travail. Nous passions souvent des heures à manger des plats à emporter, à nous rendre visite les une les autres et à bavarder, cultivant des amitiés typiquement féminines. Autre problème, la propriétaire était très proche de la police. Il faisait planer le risque de faire perdre leur droit de visite à certaines de mes collègues qui avaient des enfants.

C’est devenu encore pire lorsque la propriétaire a engagé un directeur qui menaçait de nous frapper avec un bâton. Un matin, nous avons été informées que nous n’avions pas le droit de nous doucher entre deux clients parce que les factures d’électricité étaient trop élevées. La plupart des femmes avec lesquelles je travaillais et moi-même étions furieuses. J’ai suggéré que nous allions directement chercher la patronne. Quand on est arrivées, elle s’est mise à pleurer de façon hystérique et à dire que tout ce qui lui importait, c’était de nous fournir un lieu de travail sûr pour que nous ne soyons pas à la rue ; une tactique courante des patrons pour dissuader les travailleuses du sexe de s’organiser sur leur lieu de travail. Elle nous a ré-autorisé à prendre des douches, mais nos frais d’hébergement et de location de salle ont été augmentés. Nous étions toutes furieuses, mais beaucoup de collègues ne voulaient pas envenimer les choses parce qu’elles craignaient de ne pas pouvoir nourrir leurs enfants. Comme dans le premier spa où j’ai travaillé, lorsque j’ai démissionné, je n’ai pas reçu l’argent qui m’était dû par les clients qui avaient payé par carte de crédit.

Finalement, j’en ai eu assez d’être traitée comme de la merde et que les gérants ponctionne une part injustifiée de mon argent, alors j’ai décidé de travailler à mon compte. Certaines personnes considèrent que le travail du sexe, parce qu’il est effectué sous le statut d’indépendant·e, est moins aliénant que d’autres emplois dans le cadre du capitalisme, parce qu’on ne travaille pas pour un patron. Mais ce n’est pas ce que j’ai vécu. Au début, j’aimais bien ça, mais c’était quand même déprimant.

J’ai rencontré une autre travailleuse du sexe qui m’a fait découvrir la pratique des « comités d’évaluation » des travailleuses du sexe, tenus par des clients. En l’occurence, il s’agissait d’un site web local qui notait les travailleuses du sexe sur une échelle de 1 à 10 en se basant sur « l’apparence, le service et l’attitude ». Les hommes qui postaient sur ces sites en faisaient une sorte de “hobby”. Comme si le fait d’avoir des relations sexuelles avec une travailleuse du sexe était un passe-temps comparable au tricot ou à la construction de trains miniatures.

Ces hommes qui mettent en place des processus d’évaluation des travailleuses du sexe détiennent sur elles un pouvoir effrayant. J’ai constaté qu’un certain nombre d’hommes faisaient du chantage aux travailleuses : si elles ne faisaient pas exactement ce qu’ils demandaient, ils publiaient des évaluations mensongères – affirmant qu’elles les avaient volés ou pire – capables de ruiner la réputation de ces femmes et de les priver de tout moyen de subsistance. Les hommes impliqués dans ce "hobby" organisaient des soirées au cours desquelles ils pouvaient rencontrer les travailleuses du sexe ayant fait l’objet de bonnes évaluations. Je pouvais certes me faire pas mal d’argent durant ces soirées, mais je devais aussi supporter des hommes qui me pelotaient et essayaient de m’embrasser gratuitement.

Le travail du sexe ne sera pas émancipateur tant qu’il ne sera pas syndiqué. Le principal obstacle actuel à l’organisation dans cette industrie, c’est la dépendance des travailleuses à la clientèle, qui mine la construction d’un pouvoir collectif. Le second obstacle réside dans le statut d’indépendant·es des travailleur-euses du sexe. Je connais quelques travailleuses qui se réunissent en collectif, pour louer un appartement commun où travailler ensemble. Mais d’après ce que j’ai entendu dire, ces collectifs restent éphémères et les tensions sont très nombreuses entre travailleuses du sexe. Souvent, cela tient à la concurrence qui règne objectivement entre elle. Le client régulier d’une travailleuse du sexe peut décider du jour au lendemain de devenir le client régulier d’une autre travailleuse du sexe. Cela signifie que la première travailleuse du sexe aura perdu une précieuse source de revenus réguliers. Cela peut provoquer des tensions au sein du collectif. Et comme d’autres l’ont déjà écrit, je ne pense pas que la multiplication des coopératives soit une stratégie suffisante pour combattre le capitalisme.

Un autre obstacle à l’organisation du travail du sexe réside dans la volonté de nombreuses et nombreux travailleur·euses d’être seul maitres de leurs tarifs. Elles et ils craignent que ces derniers soient fixés conventionnellement en cas de syndicalisation du secteur.

Un des gros enjeux serait de mettre en place de toutes autres modalités d’évaluation des professionnel ?·es du sexe. Comme l’a affirmé Kitten Karlyle, « Bien que la plupart des clients ne soient pas des prédateurs sociopathes qui utilisent des tactiques coercitives pour violer les travailleur·euses du sexe, le fait même qu’une instance d’évaluation gérée par des clients existe crée une structure de pouvoir qui permet le chantage à la réputation et fait donc du viol un événement assez courant pour les travailleur·euses du sexe ».

Je le répète : si je respecte l’activité des travailleur·euses du sexe et souhaite qu’elles et ils gagnent le plus d’argent possible tout en travaillant dans les meilleures conditions possibles – c’est pourquoi je soutiens la décriminalisation –, je ne pense pas qu’en l’état le travail du sexe permette aux femmes de s’émanciper. Ce n’est pas parce que l’on peut gagner de l’argent en faisant quelque chose que cette chose est valorisante. Le fait d’être un « entrepreneur indépendant » ne signifie pas que l’on échappe à la logique du capitalisme. Le travail du sexe sera source d’émancipation lorsque l’industrie sera organisée, et c’est là une tâche bien difficile.